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D'une voix qui avait la suavité de l'acide sulfurique, Fancy Phil Lowenstein répéta :
— Judith Singer ?
Puis il m'entoura les épaules d'un bras suffisamment costaud pour me broyer les cervicales. Une image d’héroïne de film plongeant une main dans son sac pour en extraire un accessoire genre lime à ongles s'imposa à moi. Malheureusement l’idée : ah, ah, je vais lui enfoncer ma clé de voiture dans l'œil, ne m'effleura pas. Mon cerveau, paralysé par la peur, ne me donna pas l'ordre de plonger une main dans mon fourre-tout pour en extirper mon trousseau de clés auquel était attachée une alarme de poche très tendance. A la place, je me contentai d'opiner du chef comme une de ces poupées molles dont la tête est montée sur ressort : oui, euh… c'est bien moi Judith Singer.
— Alors comme ça…
La voix de Fancy Phil se perdit tandis que son regard inspectait le mécanisme d'ouverture automatique de la porte du garage puis scrutait le mur opposé où s'alignaient un râteau, une pelle, ainsi qu'un mystérieux objet de type narguilé, ou pompe à vélo, oublié par les enfants. Sans doute Phil craignait-il que mon garage soit truffé de micros, car il baissa la voix pour ajouter :
— … vous faites des recherches sur…
Il haussa les sourcils, ce qui, en langage gangster, devait signifier « mon fils ».
Sur ce, je fus entraînée, ou plutôt déplacée, malgré moi par une force irrésistible vers la porte de communication avec la maison.
— Vous savez qui je suis ? S’enquit Fancy Phil dont les doigts s'étaient resserrés comme un étau autour de mon avant-bras, me donnant la sensation d'être sous l'emprise d'un paquet de saucisses bioniques, dont la plus petite était ornée d'un diamant de la taille d'un astéroïde.
Une fois sur le seuil de la cuisine, je sentis mon cœur s'emballer dans ma poitrine comme une créature affolée cherchant désespérément une issue de secours. Mais face à un type comme lui je n'avais aucune chance : garage ou cuisine, il pouvait me trucider n'importe où. Paralysée, mon sac à main calé sous le bras que j'avais de libre, je serrais mes clés de voiture si fort dans ma main qu'elles s'enfonçaient dans la chair de ma paume. C'est alors que j'entendis un plop ! Suivi d'une odeur de yaourt à la vanille m'indiquant que je tenais mes provisions d'un peu trop près. Au bout d'un moment je parvins tout de même à articuler :
— Monsieur Lowenstein ?
— Ouais. Phil Lowenstein. Et le père de qui vous savez.
Je hochai la tête. Je n'ai pas souvenance de m'être retournée pour le regarder, mais je me rappelle vaguement avoir laissé mes yeux dériver légèrement de côté.
Calée entre ses épaules sans le support d'un cou, la tête de Fancy Phil reposait sur un double menton qui débordait sur une grosse chaîne en or exposée à la vue par le col entrouvert de sa chemise. Il avait pris quelques kilos depuis la photo du journal.
— Appelez-moi Phil.
Il relâcha mon bras pour essuyer son front luisant de transpiration tandis que son teint rouge écarlate virait au violacé.
— Il fait bien chaud, ici, fit-il observer.
Un éclair doré accrocha mon regard. A son poignet charnu brillait un bracelet en forme de serpent dont la gueule et la queue étaient séparées par un centimètre de peau basanée hérissée de poils gris.
— En effet, reconnus-je. D'autant que m'avez attendue dans le garage avec la porte fermée et pas d'air…
— Laissez-moi vous débarrasser de ce sac.
— Non, non merci, pépiai-je un peu trop énergiquement, avant d'ajouter avec un enthousiasme écœurant : ne vous donnez pas cette peine !
— Pour que vous puissiez prendre vos clés.
Sans doute Fancy Phil avait-il perçu une note de malaise dans ma voix, car il se recula d'un pas –quoiqu’à cette distance il m'eût été facile de le poignarder, de l'étrangler ou de lui crever les yeux.
— Qu'est-ce que vous diriez de vous asseoir au frais pour causer affaires ?
— Affaires ?
— Ouais. Affaires. Vous faites de l'histoire à ce qui paraît ?
Il avait prononcé histoire, en séparant chaque syllabe. Fancy Phil n’avalait pas les mots. A mon avis, il avait peaufiné sa diction en regardant les chaînes de télévision publiques lors de son dernier passage au pénitencier d'Elmira. Deux ans et demi, à en croire les journaux. Pour voie de fait aggravée sur la personne d'Ivan « Chicky » Itzkowitz, suite à un différend concernant certaines sommes d'argent obtenues grâce au détournement de taxes sur la vente de carburants dans l'Etat de New York.
— Professeur d'histoire, c'est bien ça ?
— C'est ça.
Il exhalait un parfum fruité à la limite du supportable. Encore un de ces after-shave à trois sous pour mafieux et violeurs.
— Docteur en histoire. Bon, écoutez. Doc. Oubliez ce que Gregory vous a dit. Moi, je suis intéressé.
Que se passa-t-il à cet instant ? Avais-je subitement réalisé que Fancy Phil s'était donné la peine de se parfumer ou de faire des efforts de prononciation ? Toujours est-il que j'eus la nette impression qu'il n'était pas venu pour m'assassiner, même s'il n'était pas totalement exclu qu'il déléguât cette tâche à quelque tueur au rabais œuvrant pour le compte de la mafia russe ou autre. Bien que toute ma salive eût disparu dans ce mystérieux réservoir où les humeurs corporelles refluent en cas de panique, ma gorge exécuta malgré moi un mouvement de déglutition.
— Sans doute ai-je passé les bornes en me rendant chez lui, reconnus-je humblement.
— Je me fiche de ce que pense Gregory, coupa-t-il. Votre proposition m'intéresse.
L'instant d'après, nous étions à l'intérieur. Fancy Phil proposa de m'aider à déballer mes emplettes, mais parut cependant soulagé lorsque je lui dis non, merci. Je le fis asseoir à la table de la cuisine, une antiquaille étroite et bancale qui aurait été plus à sa place dans un monastère espagnol que dans une maison Tudor, mais que j'avais achetée (ainsi qu'un poêle en faïence suédois et un porte-parapluies Art nouveau à l'allure redoutable) sur un coup de tête l'année suivant le décès de Bob.
Quoi qu'il en soit, j'ouvris la porte donnant sur le jardin, en marmonnant quelque lieu commun sur l'exquise odeur des soirées de printemps, même si lui et moi savions pertinemment que je cherchais une issue de secours. De l'autre côté de la porte grillagée, l'air fraîchissait rapidement : l'été était encore loin. Je balayai la cuisine du regard. Trop anxieuse pour songer à quelque hors-d'œuvre innovant qui eût pu ravir le palais exigeant de notre criminel, je fourrai un sachet de pop-corn au micro-ondes, que je versai ensuite dans un saladier en forme de marguerite –un de ces cadeaux de noces hideux et indestructibles qui durent plus longtemps que le mariage lui-même. La grosse tête de Fancy Phil s'inclina brièvement en guise de remerciement. Il accepta également l'unique marque de bière contenue dans mon réfrigérateur, une de ces préparations artisanales affectionnées par Joey, qui avait l'aspect et le goût de la citrouille rance.
— En gros, l'informai-je, lorsque je fus à nouveau en état de former une phrase simple, votre fils n'a pas voulu de mes services. Il a engagé un détective privé.
Après quelques gorgées de bière, les joues rebondies et le front bombé de Fancy Phil perdirent cette inquiétante teinte violacée annonciatrice de l'accident cardio-vasculaire, et reprirent une couleur en harmonie avec sa chemisette en vichy rosé –un choix d'étoffe pour le moins surprenant, mais peut-être qu'un de ses potes avait dévalisé le mauvais wagon de marchandises. Son pantalon de lin blanc était assorti à ses mocassins et à sa ceinture. De toute façon il eût été malvenu de ma part de lui faire remarquer que ce genre de tenue n'était guère approprié à cette époque de l'année.
— Son avocate lui a recommandé un détective, expliqua Fancy Phil. Un ex-flic – moins con que la moyenne à ce qu'il paraît. Pardonnez mon langage. Mais toujours est-il qu'un ex-flic… enfin, j'ai pas besoin de vous faire un dessin.
— Je crois que j'ai compris, concédai-je.
— Bref, vous ne me faites pas l'effet d'être une gamine. Je hochai la tête, l'air accablé.
— Non, non, croyez-moi, c'est un compliment.
D'un geste qui se voulait raffiner, il se lissa les cheveux de la paume des mains. D'un brun profond qui n'existe pas à l'état naturel, et quoique passablement clairsemée sur le haut du crâne, sa chevelure était encore fournie sur les tempes et la nuque, et maintenue en place par un gel qui, en séchant, avait pris la consistance du plexiglas.
— Tenez, par exemple, poursuivit-il, vous n'avez pas crié en me voyant dans le garage. Remarquez, je m'attendais au pire. C'est normal après tout, vous ne me connaissez pas. Sauf que je me suis dit, si cette fille pense qu'elle en sait assez pour se faire engager comme détective, elle a certainement déjà vu ma photo à la télé ou dans les journaux. Surtout avec tout le battage qu'ils ont fait autour de l'incident avec…
Il détourna les yeux puis les plongea dans le bol de pop-corn avant d'ajouter :
— Courtney.
Il considéra un instant en silence les petites boules de maïs soufflé blanc et jaune contenues dans le saladier. Après quoi il se mit à jouer à la pichenette avec l'un des rares grains qui ne s'étaient pas ouverts à la cuisson. Au bout d'un long moment il haussa les épaules et reprit, comme s'il ne s'était écoulé que quelques secondes :
— Désolé de vous avoir fichu la trouille. Mais je ne pouvais pas rester à vous attendre dans ma voiture. Vous savez comment sont les gens.
Il hocha la tête, avec l'air écœuré d'un type qui ne peut faire confiance à personne.
— Vos voisins auraient été fichus d'appeler les flics.
— Où vous êtes-vous garé ?
— Je me suis fait déposer par un pote. Je veux pas d'embrouilles avec la police. Vous voyez ce que je veux dire ?
— Oui.
A mon grand soulagement, les pop-corn remportèrent un franc succès, même si un gourou de la diététique ou une femme dans l'entourage de Fancy Phil lui avait appris à les manger un par un et non pas à pleines poignées.
Cependant son bras allait et venait si rapidement entre sa bouche et le bol qu'il était impossible de le suivre des yeux.
J'allai me chercher un Coca light et vins m'asseoir en sa compagnie à la table de la cuisine.
— Bref, poursuivit-il, je me suis dit qu'une prof comme vous, docteur en histoire, pourrait entreprendre des recherches qu'un ex-flic n'aurait pas idée de mener.
— J'ai essayé d'expliquer à votre fils que j'avais des compétences dans le domaine de la documentation, dis-je. De plus, je connais les mœurs du coin. Les voisins de votre fils pourraient me confier des informations qu'ils refuseraient de donner à un flic.
— Les Mœurs, répéta-t-il comme s'il essayait de se souvenir si Gregory avait mentionné des voisins du nom de Mœurs.
Non pas que Fancy Phil fût stupide. Loin de là.
Lorsque nous étions dans le garage, j'avais senti qu'il ne se contentait pas de m'observer, mais qu'il analysait chacune de mes paroles, chacun de mes gestes, afin de cerner au plus près ma personnalité.
— Oui, les mœurs, dis-je sans ambages. Les coutumes locales, si vous préférez. J'ai également un peu d'expérience dans le domaine des enquêtes policières et…
— Je suis au courant. Le dentiste assassiné. Je me souviens d'avoir vu votre photo dans le journal.
Sans doute eus-je l'air surprise, car Fancy Phil me décocha un sourire, étonnamment chaleureux, mélange de dents et de pop-corn.
— J'ai une mémoire d'éléphant, expliqua-t-il avec la modestie d'un homme qui ne fait qu'énoncer un fait avéré. Je me souviens avoir pensé à l’époque : eh, eh, c'est qu'elle en a dans le ciboulot, cette petite. C'est pourquoi je voudrais vous engager, docteur. Ça vous dirait de travailler pour moi ?
— Vous voulez dire pour votre fils ?
— Non. Quand je dis-moi, c'est moi. Gregory ne veut pas entendre parler de vous.
Prenant conscience qu'il avait peut-être manqué de tact, Fancy Phil haussa les sourcils en guise d'excuses.
— Les enfants. Vous savez ce que c'est.
— Il a cru que j'étais une de ces foldingues qui débarquent chez les gens sans crier gare ?
— Ils grandissent, et plus moyen de leur faire entendre raison.
Une réponse à la Kissinger, songeai-je.
— Eh bien, docteur Singer, vous prenez combien de l'heure ?
— Je vous en prie, appelez-moi Judith. Pour vous, ce sera gratuit, dis-je en plongeant mes yeux dans ses prunelles sombres qui semblaient absorber toute la lumière de la pièce sans renvoyer le moindre éclat.
— Pourquoi ? Parce que je vous fais peur ?
— Moins que tout à l'heure, dans le garage.
Il hocha lentement la tête pour m'indiquer qu'il m'avait reçue cinq sur cinq.
— Je crois qu'il vaut mieux pour moi ne pas être votre employée. Cela étant, le boulot m'intéresse.
— Mais pourquoi travailler pour des prunes ?
— Question de curiosité intellectuelle.
Un coin de sa bouche se tordit, puis se redressa juste à temps pour ne pas se transformer en rictus condescendant.
— Va pour la curiosité. Mais il faut que vous sachiez que je suis retiré des affaires. Je ne traite plus avec mes ex-associés.
Il croisa les bras sur son estomac gonflé comme une baudruche.
— J'ai des petits-enfants. Et vous ?
— Pas encore, dis-je.
— Ben, quand vous en aurez, vous verrez que ça vous change la vie. Vous n'avez pas envie qu'ils se disent : eh, à cause de papy Phil Machin –chose, mon copain Truc veut pas de moi à son anniversaire. C'est pour cela que je me suis rangé des voitures. Vous comprenez ?
— Parfaitement, dis-je, même si je doutais qu'il fût parfaitement sincère.
En fait, je me demandai s'il ne s'agissait pas d'un stratagème, la réplique de circonstance quand un gangster s'adresse à une agrégée. Mais je n'eus pas le loisir de me pencher sur la question car il attendait manifestement que je précise ma pensée.
— Sage décision, ajoutai-je.
Mais cela ne lui suffisait toujours pas.
— J'imagine que ça n'a pas dû être facile. Renoncer non seulement à un style de vie mais à tous ses copains.
Fancy Phil projeta en avant sa lèvre inférieure tout en acquiesçant d'un signe de tête.
— Allez-y carrément, posez-moi toutes les questions que vous voudrez.
— Eh bien, comme je l'ai dit à votre fils, les flics pensent avoir trouvé leur suspect. Ils ne cherchent pas plus loin.
Je me levai pour lui servir une autre bière.
— Donc, outre le fait qu'il est le mari, ce qui fait automatiquement de lui un suspect…
Je lui tendis la bouteille et le décapsuleur, puis me rassis et me penchai en avant pour le regarder droit dans les yeux.
— Dites-moi, Phil. Pourquoi les flics sont-ils persuadés de la culpabilité de votre fils ?
— Une d'argent, répondit-il fièrement avant d'appliquer la canette fraîche sur son front en laissant échapper un « pfff » discret qui sous-entendait que ma naïveté le laissait pantois.
— Et rien d'autre ?
— Rien d'autre, juste une histoire d'argent.
Il s'abîma dans la contemplation de l'étiquette de la bouteille (en se demandant probablement ce que les brasseurs du Bronx mettaient dans leur fichue bière).
— Plus vous me fournirez d'explications, dis-je, et plus je pourrai être efficace. En revanche si vous ne m'aidez pas, mes recherches seront lentes et difficiles. Vous vous en doutez.
— Bien sûr.
Fancy Phil était le genre d'homme qui pouvait décapsuler une bouteille de bière avec une seule main.
— Halloween, ça tombait un dimanche, pas vrai ? Donc, le lundi, le lundi d'avant, je veux dire, les flics découvrent que Gregory a transféré des fonds.
Il se renversa dans son siège et prit une gorgée de bière qui sembla le rasséréner, comme s'il venait de dire toute la vérité, rien que la vérité.
— Transféré quels fonds et où ?
— Presque tout ce qu'il y avait sur leur compte joint.
— Vers ?
— Un compte bancaire à son nom à lui.
— Combien ?
Fancy Phil émit un petit reniflement, destiné sans doute à m'indiquer que mon insistance l'amusait plus qu'elle ne l'irritait.
— Quarante et des poussières, finit-il par dire.
— Quarante mille ? Greg a sorti quarante mille dollars du compte joint qu'il avait avec Courtney ?
Il hocha la tête. Le soleil s'était couché. Par-delà la porte ouverte de la cuisine, le patio et la pelouse étaient plongés dans l'obscurité. Seule la fenêtre au-dessus de l'évier formait encore un rectangle bleu indigo.
— Les flics trouvent ça louche, renifla-t-il.
— Comment a-t-il justifié le transfert de fonds ?
— Il leur a dit la vérité. J'attendis.
— Ecoutez, poulette, Doc, il est chef d'entreprise.
— Soupes, salades et sandwiches, dis-je.
— Exact. Mais il a un handicap.
— Lequel ?
— Moi.
Fancy Phil se mit à tripatouiller nerveusement la boucle de son ceinturon, un écusson de la taille d'un pamplemousse.
— Je ne suis pas à proprement parler un atout. C'est pour ça que j'ai insisté pour que Gregory change de nom avant d'entrer à l'université. Il est allé à Brown, une très bonne fac, genre Harvard, mais située à Rhode nIsland.
Bref, Gregory est un gosse tout ce qu'il y a de plus honnête. Juré, craché. Et pas con avec ça. Lui, tout ce qu'il veut, c'est que son affaire prospère. Malheureusement, je ne suis pas son seul handicap. Il y a aussi Courtney.
— Pour quelle raison ?
Il eut un hochement de tête affligé.
— StarBaby. Ça vous dit quelque chose ?
— Sa boîte de vidéo, dis-je, spécialisée dans les films de bébés.
— Exact. Imaginez mon Greg, un gosse on ne peut plus réglo, qui essaye de faire marcher son business. Pour ça, il a besoin de l'appui des banquiers. D’accord ?
— D'accord.
— Mais pour prêter, les banquiers veulent des garanties, ils veulent un montant global de l'actif, y compris les biens personnels. Ça s'appelle la valeur nette.
— Je sais ce que c'est que la valeur nette. Continuez.
— Donc il doit prouver qu'il a les reins solides. Autrement dit, qu'il ne va pas dévaliser la caisse de Soupes, salades et sandwiches pour régler, je sais pas moi, disons sa facture de pinard – remarquez, c'est pas qu'il soit porté sur la chose, un verre ou deux par-ci par-là. Et certaine ment pas cette horreur de pur malt pour yuppies.
— Quel rapport entre StarBaby et Soupes, salades et sandwiches ?
— Dans l'esprit de Courtney, compte joint, ça voulait dire « t'as qu'à te servir ». Deux ou trois fois elle a pioché dans leur compte et dans leur portefeuille d'actions ; elle a également vendu des valeurs de leur compte Smith Barney. Une fois, une fois seulement, elle a remis l'argent. Et le problème, c'est qu'elle ne disait jamais : « Eh, Gregory, j'ai pris tant sur tel compte parce que j'en ai besoin pour acheter du matériel…
Les lèvres généreuses de Fancy Phil se contractèrent momentanément pour former une ligne amère avant qu'il poursuive :
— … des caméras pour filmer les moutards, et des scopes de nos jours. Ils passent leur temps à filmer leurs morpions pour les montrer à la terre entière. Bébé dans son parc à jouets. Bébé à l'extérieur de son parc à jouets. Bébé à l'épicerie. Ils emmènent même leurs gamins au restaurant, le soir, pour que tout le monde puisse en profiter –non mais je rêve ! Et pour finir Bébé dégobille sa bouillie dans la polenta, et pendant que tout le monde pète les plombs autour d'eux, les parents continuent à mitrailler leur gosse. Et ça, c'est Bébé gerbant chez Mario.
— Mais d'après vous, Greg et Courtney formaient un couple solide malgré tout ?
— Ouais.
— Vous en êtes certain ? Pas de problèmes majeurs ?
Fancy Phil leva sa main droite, luisante de graisse à cause des pop-corn, comme s'il s'apprêtait à prêter serment.
— Et la fille au pair ?
— Quoi, la fille au pair ? Glapit-il. Avec toutes les langues qui se parlent sur cette fichue planète, ils n'ont rien trouvé de mieux que d'embaucher une Allemande, pour qu'elle apprenne à dire : « Auf Wiedersehen, Grossvater » aux enfants. Et avec une gueule à faire peur, en plus.
— Possible. Mais peut-être avait-elle une silhouette de rêve ou une délicieuse candeur qui attirait votre fils. En tout cas la police et la moitié des habitants de Shorehaven pensent qu'entre elle et Greg il y a eu quelque chose.
— C'est faux. Oubliez tout ça. Gregory aimait Courtney. Il ne l'a jamais trompée.
Les narines de Fancy Phil se dilatèrent. Signe qu'il n'était pas content. C'est pourquoi je décidai de changer de sujet. N'empêche, pour une nana seule en présence d'un gangster condamné pour voie de fait aggravée, je me sentais plutôt sûre de moi. Mon premier client, attablé dans ma cuisine. Fancy Phil était assurément un homme qui n'aimait pas la condescendance. Il voulait être respecté et surtout pas contrarié. Toujours est-il que même si je lui tenais tête, je n'avais pas l'impression que je finirais flottant, boursouflée, dans les eaux de l'East River, une vue de choix pour les touristes canadiens en visite à New York. Cependant, il ne me sembla pas inutile d'ajouter :
— Phil, de temps à autre, je risque de vous poser une question qui ne vous fait pas plaisir.
— Pas grave.
— Parfait. Je ne veux surtout pas que vous ayez des raisons de m'en vouloir.
— Qu'est-ce qui vous chiffonne ?
— Chiffonner n'est pas le mot. Mais je sais que vous avez passé deux ans et demi au frais suite à un différend avec…
— Chicky Itzkowitz ? dit-il avec un petit rire grinçant.
C'est de l'histoire ancienne. Et puis, je vous l'ai déjà dit, je me suis retiré des affaires. Je suis un autre homme maintenant. Quoi qu'il en soit, Chicky et moi, on avait passé un contrat.
— Mais vous et moi aussi, même si je ne prends pas d'argent.
— Eh, docteur Judith.
— Quoi ?
— Faut pas vous mettre la rate au court-bouillon.
Il avait l'air relativement bienveillant, un bouddha truand. C'est pourquoi je me hasardai à demander :
— Que pensiez-vous de Courtney ?
— Moi, personnellement ?
Je hochai la tête. Il réfléchit un moment, puis opina tristement du chef.
— Lukshen. Vous savez ce que c’est ?
— Des nouilles, en yiddish, c'est bien ça ?
— Ouais. Sauf que les Lukshen sans beurre, sans sel et sans poivre… c'est plutôt, comment dit-on déjà ? Hum.
— Fade ?
— Ouais, c'est ça ! Fade.
Il posa les deux coudes sur la table et appuya son menton sur ses mains.
— On envoie son môme à l'université pour qu'il réussisse. Total, il vous ramène une Lukshen de la côte Ouest, blonde aux yeux bleus, diplômée d'université, courtier en Bourse, qui joue au tennis et plutôt mignonne dans le genre insignifiant. Un joli paquet vu de l'extérieur. Mais dedans, rien.
— Vous savez, la côte Ouest ne compte pas que des extravertis.
Je ne pouvais tout de même pas lui dire que son fils n'était pas non plus ce qu'il est convenu d'appeler un boute-en-train. Mais il vrai que je l'avais rencontré dans des circonstances éprouvantes.
— S'cusez, Doc, protesta Fancy Phil, mais là je vous suis pas. Cossards, je veux bien, débraillés, je dis pas, pieds nus dans leurs mocassins, d'accord, mais vides certainement pas.
— Est-ce que c’était une bonne mère de famille au moins ?
— Ouais. Impec. Elle était capable de vous rebattre les oreilles pendant des heures avec la première dent de Travis. Elle passait son temps à dire à Morgan : « Qui est–ce qui va faire un gros câlin à sa maman ? » Et la petite se jetait dans ses bras.
Il se massa un instant la racine du nez entre le pouce et l'index. Un nez remodelé, large et légèrement retroussé, à l'instar des nombreux schnozz raccourcis dans les années cinquante ou au début des années soixante, époque d’assimilation frénétique, un nez qui a donné à des milliers de Juifs de la deuxième et de la troisième génération l'air de descendre en droite ligne de Porky Pig.
— Et puis c'était une bonne épouse, mis à part le fait qu'elle avait tendance à piocher dans la cagnotte. Elle appelait Gregory « mon chéri » ou « Greggy », dans le fond c'était une brave fille. Vous avez vu leur maison ?
— Superbe.
— C'est elle qui l'avait décorée. Toute seule, sans l'aide de personne.
— D'un autre côté… donnai-je à entendre.
— D'un autre côté, si elle décide de quitter son boulot pour s'occuper de ses enfants, comment se fait-il qu'elle ne soit jamais avec eux ? Elle était tout le temps en vadrouille. Quand on appelait là-bas, c'était toujours la Boche qui répondait : « Matame Logan est à son gours te chimnasdik », singea-t-il avec ce qu'il croyait être un accent allemand. Un cours de gym ? Non mais je rêve ! Comme si elle avait besoin d'un professeur pour faire des assouplissements. Ou bien elle était en réunion, ou en train de déjeuner avec une amie, ou de faire son jogging, ou au bureau…
— Elle avait un bureau à l’extérieur ?
— Naaan. Elle s'était installée dans une chambre de la maison. Mais quand elle était au bureau, il ne fallait surtout pas la déranger.
— Vous avez rencontré ses parents ?
— Ouais. Ils sont exactement comme je m'y attendais. Les chiens font pas des chats. Les Lukshen font des Lukshen.
— D'où viennent-ils au juste ?
— Olympia, dans l'Etat de Washington.
— Ses deux parents sont vivants ?
Fancy Phil laissa échapper un soupir exagérément las.
— Vivants, si on peut appeler ça vivants. Le vieux est contrôleur dans une scierie minable, et la vieille fait des arrangements floraux. Elle met des fleurs dans des vases ou je ne sais quoi.
— Ils sont venus aux funérailles ?
Il hocha la tête. Pas un trait de son visage ne bougea, mais je sentis malgré tout un changement d'humeur.
— Comment se sont-ils comportés ?
Il haussa les épaules.
— Phil, j'ai besoin de savoir à quel milieu appartenait Courtney. En apprenant que le corps avait été découvert, ils ont eu un choc ? Ou bien avaient-ils deviné qu'elle était morte depuis un certain temps déjà ?
— Ils sont persuadés que j'y suis pour quelque chose, dit Fancy Phil d'une voix si morne qu'on l'aurait dite sortie d'un ordinateur. Aux funérailles. Episcopales. Je me suis approché de la mère pour la serrer dans mes bras.
Eh bien, elle est restée comme ça, raconta-t-il en baissant les bras et en les tenant serrés le long du corps. Un vrai bloc de ciment. Une petite bonne femme, comme Courtney. Ni elle ni lui ne voulaient me regarder dans les yeux. Ils n'ont pas dit un mot.
— Pourquoi pensent-ils que vous y êtes pour quelque chose ?
— Bah… à cause de mon passé, pardi.
— Vous ne vous êtes jamais disputé avec Courtney.
Ou avec Greg au sujet de Courtney ?
— Non.
— Est-ce que ses parents pensent que Greg est impliqué, lui aussi ?
— Je n'en sais rien. Mais en tout cas, à lui, ils lui par laient. Un courant d'air nocturne entra dans la cuisine, me faisant frissonner. Un chien du quartier entama une série d'aboiements hystériques. Fancy Phil jeta un coup d'œil à sa bouteille de bière et eut l'air surpris de la trouver vide.
— Est-ce qu'ils ont fait des histoires lorsque Greg a eu la garde des enfants ?
— Comment ça ? S’enquit-il, visiblement contrarié, avant de répondre à sa propre question. Vous voulez dire que s'ils pensaient que Gregory avait fait le coup, ils auraient cherché à lui ôter la garde des enfants ? Non. Ils n'ont fait aucune objection.
— Bien. Au cours des jours qui ont suivi la disparition de Courtney, les flics ont-ils demandé à Greg s'il avait constaté la disparition d'objets lui appartenant ?
— Ouais. Mais apparemment il ne manquait rien.
Tout ce qui manquait, c'était l'argent que Greg avait sorti de leur compte joint deux semaines auparavant. Les boucles d'oreilles en saphir qu'il lui avait offertes pour ses trente ans étaient toujours là, dans un petit coffre-fort au fond de la penderie. Et tous ses autres bijoux. Et son manteau de vison.
— Est-ce qu'elle portait sa bague de fiançailles ?
— Oui, bien sûr. Elle la portait quand ils ont retrouvé le corps, et même sa Rolex.
— Donc, il ne manquait que les vingt-cinq mille dollars qu'elle avait prélevés sur leurs comptes des mois avant sa disparition ?
— Exact.
— Maintenant, il ne me reste plus qu'à enquêter pour savoir si les vingt-cinq mille dollars ont bien servi à acheter du matériel vidéo et à payer la publicité.
— Et sinon ?
— Il faudra que j'essaye de découvrir ce qui ne tournait pas rond dans la vie de Courtney.